En 2023, j'entamais un cycle d'entretiens, échange libre prenant pretexte des thèmes de chacune de mes séries.
- Entretien avec Alain Schnapp.
- Entretien avec Roland Bacon.
- Entretien avec Gwenaelle Roth et François Vatin (A venir).
De la ruine veloutée à la ruine à cycle court.
Entretien avec Alain Schnapp (Extrait)
16 janvier 2024
Alain Schnapp est le fondateur et ancien directeur général de l'Institut national d'histoire de l'art (INHA) .
Il est professeur invité à Princeton, Naples, Pérouse, Cambridge, Santa Monica et Heidelberg.
En 2020, il publie aux Editions du Seuil une Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières. ( Prix 2021 de l'Académie Française).
En 2023, il est le commissaire de l'importante exposition Formes de la Ruine, aux Beaux arts de Lyon
Il est professeur invité à Princeton, Naples, Pérouse, Cambridge, Santa Monica et Heidelberg.
En 2020, il publie aux Editions du Seuil une Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières. ( Prix 2021 de l'Académie Française).
En 2023, il est le commissaire de l'importante exposition Formes de la Ruine, aux Beaux arts de Lyon
Alain Schnapp (AS) : Je trouve stimulante votre approche des ruines, qui est en quelque sorte de voir en quoi les œuvres humaines contemporaines intègrent la notion de ruines, au moment même où on les conçoit. Albert Speer en avait fait l'utilisation que vous imaginez pour le compte de Hitler en déclarant, non seulement construire des bâtiments qui dureraient des millénaires, mais dont les ruines dureraient des dizaines de millénaires. C'est la loi de la valeur des ruines qu’il mettait au service du nazisme. Les architectes contemporains ont tiré de cette idée que, quoi qu'ils fassent, ils auront à assumer le futur. Et ils cherchent à y répondre, soit par un excès, je dirais, de prolixité architecturale, soit, au contraire, par une simplification des lignes, un épurement du concept de ruines, dont je crois que votre travail de peinture, presque photographique et méta-photographique rend compte.
Hadrien de Corneillan (HC) : Adolescent, j'avais cette fascination des ruines, mais des ruines classiques : la ruine aimable de colonnes, de marbres, dans son paysage de pin et de cyprès. Mais ici je travaille sur des ruines qui sont philosophiquement très différentes : sur du béton, de l'acier, des matériaux qui ont une pérennité beaucoup plus faible. Et cette rapidité de la disparition, par rapport à cette volonté de laisser une trace qui perdure, née d’une projection dans le futur, n’existe pas du tout sur des bâtiments industriels où la fonction domine totalement. Je suis en train de finir une toile qui représente la tour Luma à Arles, dessinée par Frank Gehry. C'est une résille d'acier et de verre inspirée des cristaux de sel de la Camargue, un bâtiment très désarticulé, très graphique, mais ce qui est frappant, c'est que tous ses matériaux sont extrêmement fins, extrêmement fragiles. On se demande ce qui restera dans 50 ans. À moins d'un entretien forcené et permanent, il y a une précarité de la construction qui est assez surprenante.
AS : On retrouve peut-être quelque chose qui nous vient d'un lointain passé, avec l'idée de ces cabanes toujours reconstruites, que l'on trouve dans les sociétés traditionnelles, africaines ou indiennes, ou même en Asie extrême, et qui font que le bâtiment existe à travers son créateur. C'est le créateur qui importe plus que le bâtiment lui-même. C'est la notion de patrimoine vivant des Japonais.
Une autre notion qui apparaît chez pas mal de sociologues est de définir la ruine moderne comme une ruine à cycle court. Les bâtiments de l'Antiquité, les cathédrales, sont construits pour des centaines d'années, voire des millénaires. L'architecture contemporaine introduit ce concept de cycle court entre le moment de la conception, de la réalisation et de l'usage. Et si, comme on l'a vu aux États-Unis avec Detroit, brusquement, les indices économiques venant à complètement s'assécher, l'argent ne coule plus, l'industrie n'existe plus, les gens s'en vont et les bâtiments s'affaissent. Et des bâtiments encore viables sont abandonnés parce qu'on ne peut plus les entretenir. C'est aussi l'histoire de nos églises : les bâtiments sont conçus pour un usage et pour une population qui, à un certain moment, s’effondre. Et quand cette démographie s’écroule, quand les hommes disparaissent, les bâtiments qui étaient parlants deviennent des ruines muettes.
HC : Cela fait penser aussi au non finito en Italie, il y a tous ces bâtiments qui sont commencés et jamais terminés.
A S : Paul Landauer a écrit une thèse sur cette question de l'usure des ruines, et de la définition des ruines contemporaines. Il a une pensée très originale sur l'histoire de l'architecture ultra contemporaine, nourrie sur le fait que la fonction l'emporte très largement dans les architectures contemporaines sur le projet esthétique , et qu’en sous-estimant l'importance des constructions, ils les mettent en péril. Les architectes ont beaucoup réfléchi sur la fragilité des architectures, leur impermanence, (…) C'est dans cette direction je pense qu’une partie de vos réflexions, de vos compositions surprennent le visiteur de vos expositions.
HC : En général je pars de sites existants et je les recontextualise pour créer une dramaturgie, avec beaucoup d'horizontalité, confrontée à des verticalités, parce que la verticalité, c'est l'humanité. Et quand j’explore les anciens sites industriels, ce qui reste, c’est justement cette verticalité des poteaux de béton. La toile dont je vous parlais sur la tour Luma est l'exemple type : j'ai retrouvé les photos de sa construction et je fais le travail du temps, je la déconstruis par la peinture, je retire l'enveloppe pour garder le cœur de béton qui apparaît.
AS : Les historiens d'art classique disaient que la ruine était le révélateur du bâtiment. C'est-à-dire qu'on voit l'ordre intérieur et la force du concept qui l’anime quand le bâtiment est en ruines. Cela me fait penser à nos expériences d'archéologues : quand vous fouillez des sites de la fin de l'Âge du Bronze, vous avez énormément de trous de poteaux. Les trous de poteaux étaient utilisés pour les constructions en bois dont il ne reste rien. On sait maintenant qu’il faut les relever très précisément et à partir de ces modules de construction, nous pouvons reconnaitre des cabanes, familiales ou collectives, et le plan d'un habitat qui a uniquement subsisté en creux.
HC : A supposer qu'il y ait encore des archéologues dans 2000 ans, ils auront peut-être les mêmes démarches car il ne restera pas forcément grand-chose des structures contemporaines de béton et d’acier.
AS : Oui, c'est évident.
HC : Vous qui êtes archéologue, historien de l’art, et qui avez developpé plus que personne une réflexion profonde sur l'esthétique des ruines, leur portée philosophique et nos rapports avec elles, que pensez vous du retour de cette thématique dans l’art contemporain ? Il me semble qu’entre la ruine aimable de la période classique, et les années 70 à peu près, le sujet était presque absent, alors qu’il revient en force aujourd’hui.
AS : Benjamin Péret, qui m'a beaucoup accompagné dans mes réflexions poétiques pour me permettre de penser les ruines, parle de la ruine veloutée. Et cette ruine veloutée, cela signifie les ruines dans lesquelles les voyageurs trouvent le repos, le charme qu'ils recherchent.
HC : Et une petite élévation de l'âme.
AS : Mais pour vous répondre, au delà de l’impermanence des constructions actuelles, il y a certainement la planétarisation de la guerre et de la violence. Et les ruines contemporaines, Chateaubriand le disait, ce sont les ruines destructrices de l'homme, c'est la violence, et c'est une violence qui n'est pas seulement la force militaire due aux armées modernes, ou même la violence radicale de Nagasaki et d'Hiroshima, donc de l'arme ultime, mais c'est aussi le fait qu'avec nos technologies modernes, avec les engins à fouir, les bulldozers modernes, on retourne à la terre sans aucun problème, là où il fallait auparavant des centaines d'ouvriers. Donc tout est plus violent, tout est plus rapide. Il y a une espèce de déchirement quotidien de la surface terrestre qui est due à la fois aux extensions de l'espace habité et à nos pratiques industrielles. Mais même à l'intérieur de nos espaces déjà artificialisés depuis longtemps, la destruction est en œuvre. Les travaux de Landauer sont éclairants pour cela. Ils montrent que les nœuds ferroviaires, les constructions d'énormes plateformes de stockage sur des terrains gigantesques au voisinage des villes, tout cela perturbe, abîme, nos territoires. Et on les dégrade, on les violente, avec une rapidité qui n'était pas atteinte, ne serait-ce qu'avant la seconde guerre mondiale. Et donc ce retour à la signification des ruines est probablement lié à notre sentiment prégnant de la dégradation des choses, de leur fragilité.
HC : Et que pensez vous de ce qui subsistera de ruines de notre époque, justement ?
AS : Je suis, si vous voulez, un peu attentif, cela dépend des stratégies qui vont être développées. Je pense que la grande crise du réchauffement et la crise environnementale que nous sommes en train de vivre va conduire les dirigeants, si la rationalité joue, à être plus économes et plus attentifs aux destructions. Je pense qu'il y a une solidarité entre les ruines et les espèces vivantes. Plus on abîme les fleuves, plus on éborgne les montagnes, plus on fait disparaître les espèces animales, plus on prend conscience de notre fragilité sur Terre. Cet appel à la conscience qui est celui de vos collègues plasticiens contemporains va dans ce sens-là. Quand j'entends les silences de Pascal Convert, dans son merveilleux petit film, Les enfants du Bâmiyan, son propos est au cœur de la discussion qui nous réunit aujourd'hui.
Donc pour répondre à la question dont nous étions partis, penser les ruines, comme le disaient Chateaubriand, Volney, Diderot et Rousseau, c'est se projeter. On se projette dans le passé, lointain ou récent, en sachant que nous ferons bientôt partie de ce passé. C'est ce qui explique l'attractivité indissoluble des ruines, et le retour aux ruines de personnes comme vous et d'autres créateurs qui essayent de trouver un minimum interprétatif pour regarder en face le passé et se confronter au présent.
Hadrien de Corneillan (HC) : Adolescent, j'avais cette fascination des ruines, mais des ruines classiques : la ruine aimable de colonnes, de marbres, dans son paysage de pin et de cyprès. Mais ici je travaille sur des ruines qui sont philosophiquement très différentes : sur du béton, de l'acier, des matériaux qui ont une pérennité beaucoup plus faible. Et cette rapidité de la disparition, par rapport à cette volonté de laisser une trace qui perdure, née d’une projection dans le futur, n’existe pas du tout sur des bâtiments industriels où la fonction domine totalement. Je suis en train de finir une toile qui représente la tour Luma à Arles, dessinée par Frank Gehry. C'est une résille d'acier et de verre inspirée des cristaux de sel de la Camargue, un bâtiment très désarticulé, très graphique, mais ce qui est frappant, c'est que tous ses matériaux sont extrêmement fins, extrêmement fragiles. On se demande ce qui restera dans 50 ans. À moins d'un entretien forcené et permanent, il y a une précarité de la construction qui est assez surprenante.
AS : On retrouve peut-être quelque chose qui nous vient d'un lointain passé, avec l'idée de ces cabanes toujours reconstruites, que l'on trouve dans les sociétés traditionnelles, africaines ou indiennes, ou même en Asie extrême, et qui font que le bâtiment existe à travers son créateur. C'est le créateur qui importe plus que le bâtiment lui-même. C'est la notion de patrimoine vivant des Japonais.
Une autre notion qui apparaît chez pas mal de sociologues est de définir la ruine moderne comme une ruine à cycle court. Les bâtiments de l'Antiquité, les cathédrales, sont construits pour des centaines d'années, voire des millénaires. L'architecture contemporaine introduit ce concept de cycle court entre le moment de la conception, de la réalisation et de l'usage. Et si, comme on l'a vu aux États-Unis avec Detroit, brusquement, les indices économiques venant à complètement s'assécher, l'argent ne coule plus, l'industrie n'existe plus, les gens s'en vont et les bâtiments s'affaissent. Et des bâtiments encore viables sont abandonnés parce qu'on ne peut plus les entretenir. C'est aussi l'histoire de nos églises : les bâtiments sont conçus pour un usage et pour une population qui, à un certain moment, s’effondre. Et quand cette démographie s’écroule, quand les hommes disparaissent, les bâtiments qui étaient parlants deviennent des ruines muettes.
HC : Cela fait penser aussi au non finito en Italie, il y a tous ces bâtiments qui sont commencés et jamais terminés.
A S : Paul Landauer a écrit une thèse sur cette question de l'usure des ruines, et de la définition des ruines contemporaines. Il a une pensée très originale sur l'histoire de l'architecture ultra contemporaine, nourrie sur le fait que la fonction l'emporte très largement dans les architectures contemporaines sur le projet esthétique , et qu’en sous-estimant l'importance des constructions, ils les mettent en péril. Les architectes ont beaucoup réfléchi sur la fragilité des architectures, leur impermanence, (…) C'est dans cette direction je pense qu’une partie de vos réflexions, de vos compositions surprennent le visiteur de vos expositions.
HC : En général je pars de sites existants et je les recontextualise pour créer une dramaturgie, avec beaucoup d'horizontalité, confrontée à des verticalités, parce que la verticalité, c'est l'humanité. Et quand j’explore les anciens sites industriels, ce qui reste, c’est justement cette verticalité des poteaux de béton. La toile dont je vous parlais sur la tour Luma est l'exemple type : j'ai retrouvé les photos de sa construction et je fais le travail du temps, je la déconstruis par la peinture, je retire l'enveloppe pour garder le cœur de béton qui apparaît.
AS : Les historiens d'art classique disaient que la ruine était le révélateur du bâtiment. C'est-à-dire qu'on voit l'ordre intérieur et la force du concept qui l’anime quand le bâtiment est en ruines. Cela me fait penser à nos expériences d'archéologues : quand vous fouillez des sites de la fin de l'Âge du Bronze, vous avez énormément de trous de poteaux. Les trous de poteaux étaient utilisés pour les constructions en bois dont il ne reste rien. On sait maintenant qu’il faut les relever très précisément et à partir de ces modules de construction, nous pouvons reconnaitre des cabanes, familiales ou collectives, et le plan d'un habitat qui a uniquement subsisté en creux.
HC : A supposer qu'il y ait encore des archéologues dans 2000 ans, ils auront peut-être les mêmes démarches car il ne restera pas forcément grand-chose des structures contemporaines de béton et d’acier.
AS : Oui, c'est évident.
HC : Vous qui êtes archéologue, historien de l’art, et qui avez developpé plus que personne une réflexion profonde sur l'esthétique des ruines, leur portée philosophique et nos rapports avec elles, que pensez vous du retour de cette thématique dans l’art contemporain ? Il me semble qu’entre la ruine aimable de la période classique, et les années 70 à peu près, le sujet était presque absent, alors qu’il revient en force aujourd’hui.
AS : Benjamin Péret, qui m'a beaucoup accompagné dans mes réflexions poétiques pour me permettre de penser les ruines, parle de la ruine veloutée. Et cette ruine veloutée, cela signifie les ruines dans lesquelles les voyageurs trouvent le repos, le charme qu'ils recherchent.
HC : Et une petite élévation de l'âme.
AS : Mais pour vous répondre, au delà de l’impermanence des constructions actuelles, il y a certainement la planétarisation de la guerre et de la violence. Et les ruines contemporaines, Chateaubriand le disait, ce sont les ruines destructrices de l'homme, c'est la violence, et c'est une violence qui n'est pas seulement la force militaire due aux armées modernes, ou même la violence radicale de Nagasaki et d'Hiroshima, donc de l'arme ultime, mais c'est aussi le fait qu'avec nos technologies modernes, avec les engins à fouir, les bulldozers modernes, on retourne à la terre sans aucun problème, là où il fallait auparavant des centaines d'ouvriers. Donc tout est plus violent, tout est plus rapide. Il y a une espèce de déchirement quotidien de la surface terrestre qui est due à la fois aux extensions de l'espace habité et à nos pratiques industrielles. Mais même à l'intérieur de nos espaces déjà artificialisés depuis longtemps, la destruction est en œuvre. Les travaux de Landauer sont éclairants pour cela. Ils montrent que les nœuds ferroviaires, les constructions d'énormes plateformes de stockage sur des terrains gigantesques au voisinage des villes, tout cela perturbe, abîme, nos territoires. Et on les dégrade, on les violente, avec une rapidité qui n'était pas atteinte, ne serait-ce qu'avant la seconde guerre mondiale. Et donc ce retour à la signification des ruines est probablement lié à notre sentiment prégnant de la dégradation des choses, de leur fragilité.
HC : Et que pensez vous de ce qui subsistera de ruines de notre époque, justement ?
AS : Je suis, si vous voulez, un peu attentif, cela dépend des stratégies qui vont être développées. Je pense que la grande crise du réchauffement et la crise environnementale que nous sommes en train de vivre va conduire les dirigeants, si la rationalité joue, à être plus économes et plus attentifs aux destructions. Je pense qu'il y a une solidarité entre les ruines et les espèces vivantes. Plus on abîme les fleuves, plus on éborgne les montagnes, plus on fait disparaître les espèces animales, plus on prend conscience de notre fragilité sur Terre. Cet appel à la conscience qui est celui de vos collègues plasticiens contemporains va dans ce sens-là. Quand j'entends les silences de Pascal Convert, dans son merveilleux petit film, Les enfants du Bâmiyan, son propos est au cœur de la discussion qui nous réunit aujourd'hui.
Donc pour répondre à la question dont nous étions partis, penser les ruines, comme le disaient Chateaubriand, Volney, Diderot et Rousseau, c'est se projeter. On se projette dans le passé, lointain ou récent, en sachant que nous ferons bientôt partie de ce passé. C'est ce qui explique l'attractivité indissoluble des ruines, et le retour aux ruines de personnes comme vous et d'autres créateurs qui essayent de trouver un minimum interprétatif pour regarder en face le passé et se confronter au présent.
Les chats de Starlink
Entretien avec Roland Bacon. (Extrait)
Propos recueillis le 31 janvier 2024 à la Bibliothèque de l’observatoire de Lyon,
avec les moyens techniques d’Échangeur 22, résidence artistique internationale.
20 février 2024
Roland Bacon (RB) : Je suis Roland Bacon astrophysicien, je m’intéresse à l'univers, aux galaxies, au cosmos. Je fabrique également des instruments pour les grands téléscopes.
Hadrien de Corneillan (HC) : Un chercheur de l'invisible.
RB : Je suis un chercheur de l'invisible, oui, comme vous.
HC : Ce qui nous réunit aujourd'hui, c'est l'espace bien évidemment, la poétique, la philosophie, et plus précisément, mais ça ne sera qu'un point de départ, le projet d'Elon Musk, le projet Starlink, qui vise à lancer en orbite basse 42 000 satellites et quelques pour nous permettre de regarder des vidéos de chat partout dans le monde.
RB : Y aura-t-il assez de chats ? Plus sérieusement, d'un point de vue strictement scientifique, pour notre métier, c'est une gêne puisque ces satellites réfléchissent la lumière du soleil. Ils sont très brillants, tout le monde peut les voir à l'œil nu. C'est comme un train de satellites qui passe et il y en aura de plus en plus.
HC : J'en ai vu moi-même cet été au-dessus de ma maison.
RB : C'est assez joli à voir. Mais en même temps, pour nous, c'est extrêmement gênant. Notamment au coucher du soleil, il y a un long moment où on ne va pas pouvoir observer tout simplement. On doit se questionner, va t-on étendre la pollution lumineuse au-delà de la Terre et nous priver de la possibilité d'observer le ciel. C'est quand même assez alarmant.
HC : « Joli à voir », comme les rêves de fusées que vous pouviez faire quand vous étiez enfant ? N’est-ce pas effrayant ?
RB : C'est ce qu'on peut faire de meilleur et de pire. Quand on observe l'univers lointain, on observe l'univers jusqu'à 13 milliards d'années, donc la lumière de ces astres très lointains est très très faible. Des milliards de fois plus faibles que ce qu'on peut voir à l’œil nu. Toute source de pollution est un problème.
HC : Jusqu'à 13 milliards, et le Big Bang c'est ?
RB : 13,7 milliards. C'est extraordinaire qu'on puisse observer ces objets-là aussi loin, et apprendre plein de choses, c'est passionnant, et c'est alarmant si l’on s’en prive pour des objectifs qui sont économiquement et même philosophiquement discutables. L’espace devient un bien. Le premier homo sapiens, nécessairement, s'est connecté à l'espace, parce qu'il vivait beaucoup plus que nous dans ces mondes où le ciel était vraiment noir. Et il s'est posé la question de sa place dans l'univers, que l’on continue à se poser, même si on interroge les choses différemment. La question des origines nécessite d’observer le ciel, de le voir, de le regarder, de le contempler, de l'analyser. Et si on ne peut plus le faire, c’est grave.
HC : C'est ce regard éternel de l'homme sur le ciel qui m’a intéressé, notamment dans la série Hubris qui est derrière nous, ou je reprenais les cartes céleste du XVIIe siècle, qui faisaient appel à cette cosmologie, mélange d’astronomie, d’astrologie et de fantaisie créatrice pure, mythologique, pour mettre en évidence la distanciation de ce regard ancien avec les flèches de Starlink.
RB : On voit très bien sur vos peintures qu'il y a un intrus parce qu'il y a une ligne droite. La droite est humaine. On reliait par des droites fictives les étoiles pour les assembler avec des formes qui nous racontaient quelque chose de ce qu'on était, de notre relation avec l’univers, c'était l'astrologie. Et cette représentation est restée, même si elle n’a pas de sens physique. Dans votre œuvre on voit bien qu’il y a un intrus, cette flèche qui va transpercer le ciel et qui est notre contribution, peut être pas la meilleure, dans le ciel.
HC : A terme, c'est quadriller le ciel pour aboutir à avoir un filet presque orthogonal, ou plus exactement des filets, puisque il y aura plusieurs opérateurs, qui vont entourer la Terre.
RB : Je pense qu’une telle réalisation ne viendrait pas forcément à l'idée des gens qui vivent un peu plus connectés avec le ciel. C'est quelque chose qui me frappe assez souvent : une bonne partie de la population urbaine ne voit jamais le ciel, le vrai ciel, le ciel noir, la voie lactée, et ne prend pas conscience que c'est un bien extraordinaire de l'humanité de pouvoir l’observer, et ces observations nous ont fait faire des progrès tellement considérables. On a perdu pied, on a perdu ce contact, mais on a besoin de cette relation au grand, à l'infini.
HC :Mais justement quand vous parlez à des gens sur vos lieux de travail, le plateau de l’Atacama, Hawaï, en Australie, quel retour vous font-ils sur ce projet?
RB : Ce sont des questions qui viennent assez souvent à la fin des conférences. Ils posent la question est-ce que ça vous gêne, etc. On peut leur répondre que oui. Mais quelles sont les chances de succès de l'art, de la poésie contre les dollars... Les gens ont tellement d'autres soucis que finalement... C’est presque normal. Mais je me rends compte que toutes les couches de la population veulent qu'on leur parle de leur relation à l'univers. Donc c'est ce que je fais, moi, et c'est ce que vous faites aussi. Cela vous a mené à vous interroger. J'ai vu vos peintures sur les ruines, le devenir de la technologie, le passé, le futur. Nous aussi, on regarde le temps. Quand on regarde loin, on regarde dans le passé.
HC : Je reviens sur Starlink. L'idée qu'un homme puisse s'opposer à l'ensemble des instances astronomiques, comment l'expliquer ?
RB : Il y a eu le fait accompli. je pense que d'abord, on a sans doute vécu un peu dans notre tour d'ivoire. On n'a peut être pas réalisé l'implication. Et quand on l'a réalisé, c'était trop tard. Les projets étaient lancés et ils allaient se faire. Après, je crois savoir que quelques corrections ont été apportées sur les revêtements, ce qui devrait, je pense, améliorer les choses. Mais malgré tout, oui, on n'a pas été assez attentifs. On est parfois un peu trop dans notre monde.
Après, cette question, comme tant d’autres, est liée à la globalisation et la recherche de profits, le développement de la technologie est continu. On n'a jamais réussi, je crois que c'est intrinsèque à l'homme, de s'interdire de chercher quelque chose parce que ça ne pouvait éventuellement pas être bien. Comme pour l'intelligence artificielle…
HC : Il y a la bêtise collective aussi.
RB : Les gens, quel que soit leur niveau d'éducation, ont cet intérêt, cette écoute. Ça me rend plutôt confiant. Le problème, c'est le collectif, effectivement. Je suis optimiste, Voilà, optimiste, mais néanmoins prêt au pire (rires). Et puis, on est sur d'autres échelles dans nos métiers, à la fois d'espace et de temps. Des échelles de temps qui sont incommensurables avec l’histoire de l’humanité, mais qui devraient au contraire nous faire réaliser que c'est tellement extraordinaire d'être sur cette planète, d'être vivant avec tout ce qu'on peut faire, notre intelligence, nos savoir-faire. Mais vous, vous êtes frappé par ce qui se passe dans le ciel ? Vous cherchez comme nous l’invisible. C'est pour ça que vous avez envie de peindre cela ?
HC : Le ciel, c'était pendant très longtemps l'immuable, le sacré. Tout d'un coup, l'homme fait irruption dedans. Les avions qui vont laisser la trace de leur passage. Mais je pense qu'on a un rapport paradoxal aux traînées de condensation des avions.Parce que ça reste le symbole d'un déplacement, souvent d'un loisir, d'un plaisir, d'un bonheur. D'une évasion, en tout cas. Ou alors, ça va être pour le travail et ça sera quelque chose de nécessaire éventuellement. Mais, on en voit la justification immédiate, première. Et puis, c'est quelque chose qu'on peut comprendre.
RB : La question, donc, c'est l'association avec la photo de chat.
HC : C'est l'association de la photo de chat, de la pornographie, et la nécessité de lancer 42 000 satellites. C'est une forme de folie. Cette série s'appelle Hubris, qui est chez les Grecs une forme de démesure, d'orgueil qui se compare au Dieu. C'est vraiment ça. Alors, je sais que c'est de l'orbite basse. Je sais qu’ils ne resteront pas si longtemps que ça en orbite, mais alors, on se pose la question de façon plus prégnante encore : si ça ne reste pas longtemps, c'est encore pire. Parce que dans ce cas-là, on est dans un cycle continu. ils vont passer leur vie à en relancer. Et tout ça, pourquoi ?
RB : Oui, c'est vrai. Je suis d'accord. Moi, je suis de la génération qui a été fascinée par la conquête de l'espace. (...). Il y avait cette idée d'exploration. Mais exploration pour la connaissance. L'homme a besoin d'explorer, c'est un besoin et ça ne changera pas. Et c'est vrai que là, on n'est plus dans l'exploration. Si on va sur Mars, c'est quelque chose. Mais là, il n'y a rien à explorer. Rien du tout. Ce qu'on ne voit pas derrière, c'est... Ce qui va venir, c'est l'éruption des satellites militaires dans l'espace. Qui vont se bouffer les uns les autres, etc. Les drones dans l'espace, quoi.
Hadrien de Corneillan (HC) : Un chercheur de l'invisible.
RB : Je suis un chercheur de l'invisible, oui, comme vous.
HC : Ce qui nous réunit aujourd'hui, c'est l'espace bien évidemment, la poétique, la philosophie, et plus précisément, mais ça ne sera qu'un point de départ, le projet d'Elon Musk, le projet Starlink, qui vise à lancer en orbite basse 42 000 satellites et quelques pour nous permettre de regarder des vidéos de chat partout dans le monde.
RB : Y aura-t-il assez de chats ? Plus sérieusement, d'un point de vue strictement scientifique, pour notre métier, c'est une gêne puisque ces satellites réfléchissent la lumière du soleil. Ils sont très brillants, tout le monde peut les voir à l'œil nu. C'est comme un train de satellites qui passe et il y en aura de plus en plus.
HC : J'en ai vu moi-même cet été au-dessus de ma maison.
RB : C'est assez joli à voir. Mais en même temps, pour nous, c'est extrêmement gênant. Notamment au coucher du soleil, il y a un long moment où on ne va pas pouvoir observer tout simplement. On doit se questionner, va t-on étendre la pollution lumineuse au-delà de la Terre et nous priver de la possibilité d'observer le ciel. C'est quand même assez alarmant.
HC : « Joli à voir », comme les rêves de fusées que vous pouviez faire quand vous étiez enfant ? N’est-ce pas effrayant ?
RB : C'est ce qu'on peut faire de meilleur et de pire. Quand on observe l'univers lointain, on observe l'univers jusqu'à 13 milliards d'années, donc la lumière de ces astres très lointains est très très faible. Des milliards de fois plus faibles que ce qu'on peut voir à l’œil nu. Toute source de pollution est un problème.
HC : Jusqu'à 13 milliards, et le Big Bang c'est ?
RB : 13,7 milliards. C'est extraordinaire qu'on puisse observer ces objets-là aussi loin, et apprendre plein de choses, c'est passionnant, et c'est alarmant si l’on s’en prive pour des objectifs qui sont économiquement et même philosophiquement discutables. L’espace devient un bien. Le premier homo sapiens, nécessairement, s'est connecté à l'espace, parce qu'il vivait beaucoup plus que nous dans ces mondes où le ciel était vraiment noir. Et il s'est posé la question de sa place dans l'univers, que l’on continue à se poser, même si on interroge les choses différemment. La question des origines nécessite d’observer le ciel, de le voir, de le regarder, de le contempler, de l'analyser. Et si on ne peut plus le faire, c’est grave.
HC : C'est ce regard éternel de l'homme sur le ciel qui m’a intéressé, notamment dans la série Hubris qui est derrière nous, ou je reprenais les cartes céleste du XVIIe siècle, qui faisaient appel à cette cosmologie, mélange d’astronomie, d’astrologie et de fantaisie créatrice pure, mythologique, pour mettre en évidence la distanciation de ce regard ancien avec les flèches de Starlink.
RB : On voit très bien sur vos peintures qu'il y a un intrus parce qu'il y a une ligne droite. La droite est humaine. On reliait par des droites fictives les étoiles pour les assembler avec des formes qui nous racontaient quelque chose de ce qu'on était, de notre relation avec l’univers, c'était l'astrologie. Et cette représentation est restée, même si elle n’a pas de sens physique. Dans votre œuvre on voit bien qu’il y a un intrus, cette flèche qui va transpercer le ciel et qui est notre contribution, peut être pas la meilleure, dans le ciel.
HC : A terme, c'est quadriller le ciel pour aboutir à avoir un filet presque orthogonal, ou plus exactement des filets, puisque il y aura plusieurs opérateurs, qui vont entourer la Terre.
RB : Je pense qu’une telle réalisation ne viendrait pas forcément à l'idée des gens qui vivent un peu plus connectés avec le ciel. C'est quelque chose qui me frappe assez souvent : une bonne partie de la population urbaine ne voit jamais le ciel, le vrai ciel, le ciel noir, la voie lactée, et ne prend pas conscience que c'est un bien extraordinaire de l'humanité de pouvoir l’observer, et ces observations nous ont fait faire des progrès tellement considérables. On a perdu pied, on a perdu ce contact, mais on a besoin de cette relation au grand, à l'infini.
HC :Mais justement quand vous parlez à des gens sur vos lieux de travail, le plateau de l’Atacama, Hawaï, en Australie, quel retour vous font-ils sur ce projet?
RB : Ce sont des questions qui viennent assez souvent à la fin des conférences. Ils posent la question est-ce que ça vous gêne, etc. On peut leur répondre que oui. Mais quelles sont les chances de succès de l'art, de la poésie contre les dollars... Les gens ont tellement d'autres soucis que finalement... C’est presque normal. Mais je me rends compte que toutes les couches de la population veulent qu'on leur parle de leur relation à l'univers. Donc c'est ce que je fais, moi, et c'est ce que vous faites aussi. Cela vous a mené à vous interroger. J'ai vu vos peintures sur les ruines, le devenir de la technologie, le passé, le futur. Nous aussi, on regarde le temps. Quand on regarde loin, on regarde dans le passé.
HC : Je reviens sur Starlink. L'idée qu'un homme puisse s'opposer à l'ensemble des instances astronomiques, comment l'expliquer ?
RB : Il y a eu le fait accompli. je pense que d'abord, on a sans doute vécu un peu dans notre tour d'ivoire. On n'a peut être pas réalisé l'implication. Et quand on l'a réalisé, c'était trop tard. Les projets étaient lancés et ils allaient se faire. Après, je crois savoir que quelques corrections ont été apportées sur les revêtements, ce qui devrait, je pense, améliorer les choses. Mais malgré tout, oui, on n'a pas été assez attentifs. On est parfois un peu trop dans notre monde.
Après, cette question, comme tant d’autres, est liée à la globalisation et la recherche de profits, le développement de la technologie est continu. On n'a jamais réussi, je crois que c'est intrinsèque à l'homme, de s'interdire de chercher quelque chose parce que ça ne pouvait éventuellement pas être bien. Comme pour l'intelligence artificielle…
HC : Il y a la bêtise collective aussi.
RB : Les gens, quel que soit leur niveau d'éducation, ont cet intérêt, cette écoute. Ça me rend plutôt confiant. Le problème, c'est le collectif, effectivement. Je suis optimiste, Voilà, optimiste, mais néanmoins prêt au pire (rires). Et puis, on est sur d'autres échelles dans nos métiers, à la fois d'espace et de temps. Des échelles de temps qui sont incommensurables avec l’histoire de l’humanité, mais qui devraient au contraire nous faire réaliser que c'est tellement extraordinaire d'être sur cette planète, d'être vivant avec tout ce qu'on peut faire, notre intelligence, nos savoir-faire. Mais vous, vous êtes frappé par ce qui se passe dans le ciel ? Vous cherchez comme nous l’invisible. C'est pour ça que vous avez envie de peindre cela ?
HC : Le ciel, c'était pendant très longtemps l'immuable, le sacré. Tout d'un coup, l'homme fait irruption dedans. Les avions qui vont laisser la trace de leur passage. Mais je pense qu'on a un rapport paradoxal aux traînées de condensation des avions.Parce que ça reste le symbole d'un déplacement, souvent d'un loisir, d'un plaisir, d'un bonheur. D'une évasion, en tout cas. Ou alors, ça va être pour le travail et ça sera quelque chose de nécessaire éventuellement. Mais, on en voit la justification immédiate, première. Et puis, c'est quelque chose qu'on peut comprendre.
RB : La question, donc, c'est l'association avec la photo de chat.
HC : C'est l'association de la photo de chat, de la pornographie, et la nécessité de lancer 42 000 satellites. C'est une forme de folie. Cette série s'appelle Hubris, qui est chez les Grecs une forme de démesure, d'orgueil qui se compare au Dieu. C'est vraiment ça. Alors, je sais que c'est de l'orbite basse. Je sais qu’ils ne resteront pas si longtemps que ça en orbite, mais alors, on se pose la question de façon plus prégnante encore : si ça ne reste pas longtemps, c'est encore pire. Parce que dans ce cas-là, on est dans un cycle continu. ils vont passer leur vie à en relancer. Et tout ça, pourquoi ?
RB : Oui, c'est vrai. Je suis d'accord. Moi, je suis de la génération qui a été fascinée par la conquête de l'espace. (...). Il y avait cette idée d'exploration. Mais exploration pour la connaissance. L'homme a besoin d'explorer, c'est un besoin et ça ne changera pas. Et c'est vrai que là, on n'est plus dans l'exploration. Si on va sur Mars, c'est quelque chose. Mais là, il n'y a rien à explorer. Rien du tout. Ce qu'on ne voit pas derrière, c'est... Ce qui va venir, c'est l'éruption des satellites militaires dans l'espace. Qui vont se bouffer les uns les autres, etc. Les drones dans l'espace, quoi.